Publié le 21 avril 2007 (Le Figaro)
De Jaurès à de Gaulle, en passant par « La Marseillaise » et le ministère de l'Identité nationale, la bataille s'est ordonnée autour de valeurs et de symboles. Le récit d'Eric Zemmour.
Ce fut la campagne des rebelles. Rebelles professionnels, rebelles de salon ; contempteurs du « système » alors qu'ils en sont pour la plupart issus. « Rebellocrates », aurait rigolé le regretté Philippe Murray. La campagne des fautes de français et des bourdes, la campagne de la « bravitude », où l'avis de la sommaire rappeuse Diam's vaut bien celui du philosophe André Glucksmann. La campagne des mauvais élèves, dont les premiers de la classe avaient été préalablement exclus, les héritiers guillotinés. À droite, Alain Juppé revint du Canada pour porter humblement le pavois de Nicolas Sarkozy et Dominique de Villepin resta enfermé à Matignon ; à gauche, Laurent Fabius et Dominique Strauss-Kahn furent vaincus, humiliés par une Ségolène Royal qu'ils regardaient depuis vingt ans avec condescendance et mépris.
Sarkozy était rebelle parce qu'il avait affronté Chirac ; Ségolène parce qu'elle était femme ; Bayrou parce qu'un soir de l'été 2006, il avait brocardé Claire Chazal et vitupéré la puissance de TF1 ; Le Pen parce qu'il s'appelait Le Pen ; Marie-George Buffet parce qu'elle avait effacé Parti communiste français de ses affiches ; Villiers parce qu'il s'en prenait à l'islam ; Olivier Besancenot parce qu'il ne portait jamais de cravate... Douze candidats tous rebelles. Qui tous les soirs joueraient les douze salopards.
Les rebelles sont aussi de grands solitaires. Ils décident seuls, libres. De Gaulle serait satisfait au moins sur un point : le régime des partis a souffert. « Quand ça va bien, il n'écoute personne, quand ça va mal, il n'écoute personne », notait, dépité, un proche de Sarkozy. Ségolène Royal ne traitait pas mieux les « éléphants » socialistes. Dédaignés, convoqués, puis renvoyés, ils barrissaient aux ordres, observant, désabusés, la campagne confuse et irrationnelle de leur candidate. À ce petit jeu, Ségolène Royal gagna une réputation funeste d'incompétence, qu'elle préféra mettre sur le compte de la misogynie française. François Bayrou menait campagne avec une petite bande de copains, conduits à la baguette par Marielle de Sarnez ; on se serait cru dans les films de Claude Sautet des années 1970 ; derrière, les élus centristes suivaient, terrorisés, essayant de ne pas penser aux législatives où ils auraient besoin de l'UMP pour être réélus. Jean-Marie Le Pen, lui, se souciant comme d'une guigne de l'appareil du FN, avait monté une affaire familiale avec sa fille et ses juvéniles amis : c'était Marine et les garçons.
Jean Jaurès, consacré grand homme de cette élection
Ces grands solitaires sont volontiers égocentriques, parfois violents, voire un brin méprisants. Lorsqu'Éric Besson, le spécialiste des affaires budgétaires au PS, conteste les chiffres de la candidate et claque la porte, Ségolène, plus royale que jamais, laisse choir : « Qui connaît Monsieur Besson ? » Ce dernier s'en inspirera pour le titre d'un livre best-seller, écrit dans l'urgence et la fureur. Et appellera à voter Sarkozy. Qui tancera d'importance Pierre Méhaignerie qui reprochait également à son candidat des promesses aventureuses. En mars, Azouz Begag raconta lui aussi ses déboires ministériels, lorsque Sarkozy menaçait de lui « casser la gueule ».
Cette campagne fut enfin l'heure de gloire des anonymes, à qui TF1 offrit leur quart d'heure de célébrité. Ségolène Royal joua à l'infirmière, Bayrou dragua les jolies étudiantes, Le Pen raconta ses guerres, Sarkozy endossa son habit de gardien d'immeuble qui interdit qu'on égorge le mouton de l'Aïd dans la baignoire.
Et vogue la galère, au gré des tempêtes médiatiques. Aucun candidat ne tenait le timon de cette campagne, aucun thème ne donnait le cap, ni le chômage comme en 1981, ni la fracture sociale comme en 1995, ni l'insécurité comme en 2002. Le seul à s'y essayer, à l'ancienne, fut Nicolas Sarkozy. Le 14 janvier, à la porte de Versailles, le ministre de l'Intérieur surprit par un discours bonapartiste, gaullo-social, exaltant la France et le travail, citant à foison et Jaurès et Zola, prenant à revers des socialistes qui avaient déjà mis dans leur viseur « Sarko l'Américain, le néoconservateur à passeport français ». Deux mois plus tard, alors que ses sondages s'effritaient, Sarkozy remit le couvert patriotique avec son ministère de l'Immigration et de l'Identité nationale. Ses adversaires tombèrent dans le panneau. On ressortit Vichy du placard. Sarkozy joua l'innocent. Ses sondages remontèrent. Sous le haut patronage de Jeanne d'Arc, Ségolène Royal s'aligna, Marseillaise à tue-tête et drapeau tricolore dans les chaumières. Besancenot « flippa », Bové s'étrangla, Bayrou appela au calme. En vain. Personne n'agita le drapeau européen. « La nation est le seul bien des pauvres », disait déjà Jaurès, consacré grand homme de cette élection.
Pour le reste, Sarkozy suivait au jour le jour les sondages, réagissait à « l'actu ». Comme ses rivaux. On passait d'un sujet à l'autre. On n'était plus dans le marketing de l'offre, mais dans celui de la demande. Les candidats se comportaient comme des animateurs de télévision qui « zappaient » de peur que le téléspectateur ne le fît lui-même.
François Hollande, futur M. Pièces Jaunes, disait le PS
L'actualité ne manqua ni de talent ni d'à-propos. On aborda la question du logement grâce aux tentes fort télégéniques des Don Quichotte. Celle de l'ISF grâce à François Hollande qui « n'aimait pas les riches », alors qu'il le payait. Comme Sarkozy qui dut en plus répondre à des questions sur son maçon. Bayrou, lui, ne devait pas l'ISF, car il était un exploitant agricole. « Il est éleveur de chevaux ; je croyais qu'il avait été ministre de Balladur et de Juppé », fustigea drôlement Hollande, futur M. Pièces Jaunes, se moquait-on au PS. On arrivait parfois à rire.
Tous les candidats se débarrassèrent de la menace médiatico-sondagière que représentait Nicolas Hulot en signant son Pacte écologique et en l'oubliant la caméra à peine éteinte. On traversa les Alpes pour faire un petit tour défiscalisé en Suisse grâce à Johnny. En février, Airbus annonça un plan de redressement drastique. Les avions pour Toulouse furent remplis de candidats. Qui promirent tous que l'État français ne les laisserait pas tomber. Quelques semaines plus tard, on apprit que l'éphémère et très chiraquien patron d'EADS, Noël Forgeard, avait empoché quelques millions d'euros pour prix de son mauvais travail. Ségolène Royal et Marie-George Buffet le sommèrent de « rendre l'argent » ; Sarkozy et Bayrou dénoncèrent « les patrons voyous » ; mais aucun d'entre eux ne prit le temps de réfléchir aux dérives d'un système économique mondial mis au service des actionnaires et des consommateurs. Pas le temps. Et pas envie : il eut fallu avouer que l'économique s'était émancipé du politique, que le pouvoir avait déserté le pouvoir. Que le social était orphelin de ce divorce entre économique et politique.
La gauche payait cette rupture au prix fort. Lorsque Ségolène Royal prétendit lancer une grande mesure sociale, son « contrat première chance » tourna en eau de boudin, aussitôt traduit par les syndicats en CPE de gauche. Royal n'insista pas.
L'heure du social ne sonna jamais. Au contraire de celle de la sécurité. Ce thème avait été la vedette unique de la campagne de 2002. On l'avait négligé en 2007, jusqu'à ce qu'un Togolais, clandestin de trente-deux ans, délinquant multirécidiviste, « un jeune » dans le jargon médiatique, resquilla à la gare du Nord. Le banal contrôle tourna à l'émeute. La gauche commit l'erreur de dénoncer par réflexe le climat « détestable » entre policiers et « jeunes » ; Royal, fine mouche, qui avait séduit les militants socialistes avec les « camps militaires pour les jeunes délinquants », corrigea très vite. Trop tard. Sarkozy dénonça les socialistes « complices des fraudeurs et des voyous » et sonna la charge de la cavalerie contre « l'idéologie soixante-huitarde ».
Une campagne Téfal où rien n'attache
L'insécurité régna en maître pendant quarante-huit heures. Mais c'était décidément une campagne Téfal : rien n'attachait. Cette bataille rangée entre gendarmes et voleurs laissa toutefois des traces de coups. Sur Bayrou. Ses sondages, qui étaient montés jusqu'à 20 % d'intentions de vote, redescendirent. Le lecteur des fables de La Fontaine dénonça la complicité du « compère et de la commère », Sarko et Ségo, rien n'y fit. Des Antilles, il eut l'idée d'annoncer la suppression de l'ENA. Sa dégringolade cessa, bien que ses plus brillants soutiens, venus des rangs socialistes, les Gracques ou Spartacus, aient tous accompli leurs études dans la célèbre école.
Ensuite, Bayrou dénicha un dialogue que personne n'avait lu, peut-être pas les intéressés eux-mêmes, entre Sarkozy et le philosophe athéiste et soutien de José Bové, Michel Onfray, dans lequel le candidat UMP cherchait « le gène » des pédophiles et des adolescents suicidaires. « Cette thèse antiscientifique et antihumaniste remet en cause les valeurs communes autour desquelles a été construite la société française » : Bayrou avait visé Sarkozy en pleine tête, alors que Ségolène Royal n'en rajoutait guère. Elle ne sentait pas ce thème-là. Il est vrai qu'elle avait demandé au public de ses meetings de ne pas siffler Sarkozy - « Pas de hou » - avant de mettre en cause la stabilité mentale de son adversaire. « Souvent femme varie, bien fol est qui s'y fie. »
Le Pen lui aussi changeait de pied : un jour, il interdisait à Sarkozy, « fils d'immigré », le droit de devenir président ; un autre, il se précipitait sur la dalle d'Argenteuil, pour serrer la pince de ses habitants qui n'étaient « pas des Beurs, mais des Français » ; un jour, il ne « s'interdisait pas d'appeler Sarkozy entre les deux tours », un autre, il voyait en Sarkozy « le chef de la racaille politicienne ».
Il y avait « deux matchs dans le match » : Sarkozy contre Le Pen, Bayrou contre Royal. Plus on se rapprochait du premier tour, plus la campagne prenait des allures de référendum anti-Sarkozy. Il focalisait les attaques. « On dit que je fais peur », se plaignit-il à ses amis. Plus psychologique, Bayrou analysait aussi une situation inédite : « Chacun porte une inquiétude : Sarkozy parce qu'on sait où il va, Royal parce qu'on ne le sait pas. »
« Au PCF, il n'y a plus que l'os »
Peu à peu, au fil des discours, on devinait en creux, chez Sarkozy, une tentation protectionniste : TVA sociale, préférence communautaire, colbertisme industriel, euro faible. Mais peut-être parce qu'ils savaient ce projet populaire, ses adversaires, même les centristes européistes, ne le lui reprochèrent pas. Les libéraux qui soutenaient Sarkozy tordaient le nez, en se disant que ce n'était là que promesses électorales, et que leur candidat, une fois élu, s'inclinerait devant Bruxelles. Comme Chirac en 1995.
Dans les derniers jours de campagne, on se polarisa plutôt sur des fantasmes d'alliances, entre Sarkozy et Le Pen d'une part, Bayrou et Royal de l'autre. Michel Rocard, et puis Bernard Kouchner incitèrent Royal à tendre la main à Bayrou avant le premier tour. « Une rocarderie », jugea sans aménité Jean-Christophe Cambadélis. On se serait cru un instant revenu en 1988, lorsque François Mitterrand sonnait « l'ouverture » aux centristes, et que Charles Pasqua exaltait « les valeurs communes » entre gaullistes et frontistes.
Mais les lignes avaient bougé depuis près de vingt ans. Comme l'a fort bien compris Sarkozy : « La France a viré à droite. Ségolène Royal est plus à droite que Jospin, et moi je suis plus à droite que Chirac ; Bayrou est plus à droite que Lecanuet ; il n'y a que Le Pen qui soit moins à droite. » Et le vieil allié du Parti socialiste, qui n'était plus que l'ombre de lui-même : « Au PCF, il n'y a plus que l'os », diagnostiquait Hollande. La gauche n'avait jamais été aussi faible dans le pays, depuis... 1969. L'année érotique chantée par Serge Gainsbourg fut aussi celle où le gaulliste Georges Pompidou affronta le centriste Alain Poher au second tour. Comme un présage ?
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